L’enseignante et chroniqueuse Judith Bernard introduit l’émission “Être ou ne pas être anticapitaliste ?” - avec Bernard Friot et Thomas Porcher - en soulignant la ligne de fracture suivante parmi les forces politiques :
« D'un côté, le camp « réformiste » qui juge que ce sont les excès du capitalisme qui posent problèmes (excès qui se manifestent sous la forme du néolibéralisme, qu’il faut combattre, afin de restaurer un capitalisme à visage humain, proche du keynésianisme)
En face, le camp « révolutionnaire » juge que c’est le capitalisme qui pose problème, il faut donc l’abattre pour pouvoir espérer mener une politique [sociale et écologique], faute de quoi le capital reprendra toujours les rênes et videra les réformes de leur potentiel. »
Eh oui, peut-on résoudre les crises de notre monde avec le système économique qui les cause ? Certainement pas... mais peut-on vraiment organiser la sortie d’un pays tel que la France du capitalisme ? Très probablement pas du jour au lendemain.
Et c’est là qu’il faut s’intéresser à une notion économique mise en avant dans le “Dictionnaire de l’autre économie”, à savoir l’économie populaire, phénomène émergent surtout étudié par les économistes d’Amérique du Sud. Ces derniers constatent que de plus en plus de communautés s’organisent en s’appuyant sur les deux piliers que sont la subsistance (résilience, autonomie) et le sens (politique, militantisme).
Économie populaire : “Ensemble des activités économiques et des pratiques sociales développées par les groupes populaires en vue de garantir, par l’utilisation de leur propre force de travail et des ressources disponibles, la satisfaction des besoins de base, matériels autant qu’immatériels.” - Ana Mercedes Sarria Icaza, Lia Tiriba
L’économie populaire regroupe ainsi les citoyens et initiatives qui font preuve de débrouille et de solidarité pour avoir une vie décente et heureuse en-dehors d’un système capitaliste qu’ils désapprouvent.
Rappelons au passage que selon Tolstoï, la liberté d’un peuple dépend de sa capacité à subvenir à ses besoins (ce que vise précisément l’économie populaire), puis que selon Marx, les conditions de travail sont nivelées par le bas du fait de l’existence d’une armée de réserve de travailleurs (c’est-à-dire les chômeurs), “armée” que l’économie populaire viendrait à terme logiquement saper.
Voyons-nous ici se réaliser le souhait de l’économiste Karl Polanyi ?
Celui-ci préconisait dans La Grande Transformation que “la contrainte ne [soit] jamais absolue ; il faudrait offrir à « l’objecteur » une niche dans laquelle il puisse se retirer, un « deuxième choix » qui lui laisse une vie à mener. Ainsi, le droit à la non-conformité serait assuré, comme la marque d’une société libre”.
Ou alors, serions-nous en train d’assister à la révolution sans violence qu’anticipait Pierre-Joseph Proudhon (1809–1865) ?
La révolution sans violence consisterait à boycotter les entreprises capitalistes au profit des coopératives, pour une “reprise en douceur” des moyens de production. À la même époque, l’entrepreneur et théoricien Robert Owen partageait également cette vision des choses.
Toujours est-il qu’en France, l’on semble effectivement remarquer une montée en puissance de l’économie sociale et solidaire (E.S.S.), ainsi que de la démocratie participative. Doucement mais sûrement, une forme de résistance à la logique du profit se met en place :
“Ces initiatives ont le mérite de montrer qu’il y a d’autres façons de faire et de vivre et elles sont autant de témoins qu’il existe une volonté de changement social et de prise en mains de son autonomie” nous explique le philosophe Jean-Claude de St-Onge dans L’imposture néolibérale.
Autre exemple, dans l’article “Pour changer la société, radicalisons les alternatives”, le journaliste de Reporterre Emmanuel Daniel affirme que “toutes les initiatives qui déploient d’autres formes de production et de partage libérées de la logique marchande (la gratuité, la production par et pour une communauté plutôt que pour le marché, le prix libre), permettent d’écarter les barreaux de la cage de fer [du capitalisme], de le fissurer”.
Finalement avec l’économie populaire, la question « être ou ne pas être anticapitaliste ? » ne se pose plus tellement, puisqu’il ne s’agit ni de réformer le système économique dominant ni de l’abattre, mais cette fois-ci de construire à côté. Ces diverses approches ne s’opposent pas pour autant, et s’avèrent plutôt complémentaires (cf. modèle de la double boucle).
Maintenant, l’E.S.S. est une économie encore marginale (10% du P.I.B. en 2021). Et pour se transformer en économie populaire, il reste notamment à ses acteurs à apprendre à peu à peu délaisser la monnaie du capitalisme (i.e. les monnaies-dettes). On pourrait alors imaginer notre configuration sociétale évoluer de la façon suivante :
L’économie populaire cohabiterait dès lors avec économie de marché et économie planifiée, telle une économie triplement mixte. Ce faisant, la Société Civile pourrait tenir un véritable rôle de contre-pouvoir au “Marché” et à l’État (un peu comme l’a été la religion chrétienne à une époque).
Si vous souhaitez mieux comprendre pourquoi la monnaie est le “nerf de la guerre” de la sortie du capitalisme financier, nous pouvons organiser pour vous un atelier de sensibilisation à l'économie ou bien vous pouvez aussi lire le livre "Le Pouvoir de la monnaie", sorti en janvier 2024.
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P.S. : Le concept de Société Civile sert à l’origine à désigner les acteurs qui n’appartiennent ni au secteur public (l’État, les administrations), ni au secteur privé (les entreprises, le “Marché”) et servait donc à désigner les associations et autres initiatives partant des citoyens.
Ce terme a notamment été galvaudé en 2017, avec la création du parti En Marche, chez qui « société civile » était devenu synonyme de « non-professionnel de la politique ». Les dirigeants de grandes entreprises ont ainsi pu être présentés comme venant de la Société Civile.
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